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24/05/2012

Morceaux choisis - Ana Clavel

Anna Clavel

Violettes_Clavel.jpg 

Je suis enfin dans le bois. Ca sent l'humidité mais aussi un parfum doux et sauvage. Je m'y enfonce comme si je savais que je dois atteindre un lieu précis. Je franchis des ravins et des ruisseaux, des zones épineuses, des broussailles. Au moment où je me crois perdu, j'aperçois un arbre au tronc droit et vigoureux. Je m'approche et découvre une cavité de la taille de mon visage. Mais cette cavité n'est pas vide, à l'intérieur il y a un rayon, je ne sais si d'abeilles ou de guêpes, mais une chose est sûre: il en sort miel et cire, et cet arôme doux et sauvage que je perçois dès le début. Je plonge un doigt dans la coulée qui enduit déjà l'écorce de l'arbre et je sens un frémissement dans la cire qui commence à s'épaissir et forme rapidement le corps d'une fille ressemblant à Susana Garmendia. Elle fait corps avec l'arbre comme si on l'y avait attachée à cet effet. Elle est complètement à ma merci. Je la pénètre avec violence. Elle veut crier mais aucun son ne sort de sa bouche. Je pense alors qu'elle doit être muette. Subitement, je suis terrifié: elle peut tomber enceinte. Mais je réfléchis: elle ne pourra pas m'accuser, il n'y aura pas de conséquences. Je continue à la forcer et je découvre alors que son cri muet, ce cri qui s'étrangle dans sa gorge, est un gémissement de plaisir. 

"Seuls les rêves sont silencieux" me dit une voix sans voix, "Surtout ne te réveille pas." Et bien sûr, je me suis réveillé. J'ai enfin ouvert les yeux et vu que ce n'était pas un rêve: montée sur son plaisir, la chevauchant, mon amazone resplendissait de douceur. 

Ana Clavel, Les Violettes sont les fleurs du désir (Métailié, 2009)

illustration: Ana Clavel

07/05/2012

Morceaux choisis - Thomas Sanchez

Thomas Sanchez 

littérature; roman; morceaux choisis; livres

Tout est désormais noir et blanc dans mon atelier. Il est sans texture ni saturation. Je rampe continuellement vers toi dans ma peinture. Je raie, je barre, je rature. Quand on ne vit que dans le souvenir, la vie se meurt. Seul toute la journée, je brosse la toile avec mon pinceau pour t'atteindre, mais c'est comme si je faisais l'amour avec des mains attachées. J'ai besoin de sentir ta chair, de glisser mon corps sur le grain, de tatouer la toile. J'ai l'énergie de créer au milieu de cet anéantissement. Un peintre doit conquérir ses yeux. Que je me souviens bien de tes yeux...

Je suis en train de perdre les miens, car je juge frivole de faire de l'art en période de guerre, de peindre un poisson rouge dans un bocal, un bras emporté par une grenade, des fleurs dans un vase, un champ de blé traversé par des chars. Tes yeux s'lèvent du champ dévasté, lui redonnent forme. L'ironie veut qu'après la destruction, seul l'art subsiste. Le travail de l'artiste est acte de guérison. Je dois lutter contre l'inertie de la désespérance, me contraindre à regarder à l'intérieur du volcan, à voir à nouveau la couleur, à reconquérir mes yeux, à observer cette éruption de soufre qu'est la guerre. Mais comment voir une haine si ancienne dans une lumière neuve? Je dois trouver un moyen, découvrir une irrévérencieuse invention. Personne ne sait que je m'efforce de construire à partir du chaos, d'ordonner la destruction de mon coeur, mon effondrement sans toi. La réalité me presse, car chaque guerre est personnelle, chaque bataille est intime. 

Thomas Sanchez, Le jour des abeilles (coll. Folio/Gallimard, 2002)

21:07 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

27/04/2012

Morceaux choisis - Graham Greene

Graham Greene

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Le docteur ouvrit le tiroir de son bureau. A l'intérieur, il y avait une photographie de femme. Elle gisait là, dans l'attente, cachée aux regards étrangers, protégée de la poussière, toujours présente lorsque le tiroir s'ouvrait. 

- Cette chambre me manquera... où que je sois. Vous ne m'avez jamais parlé de votre femme, docteur. Comment est-elle morte?

- Maladie du sommeil. Elle passait beaucoup de temps dans la brousse, au début pour essayer de persuader les lépreux de venir se faire soigner. Nous n'avions pas, alors, contre la maladie du sommeil, les remèdes efficaces que nous avons à présent. Les gens meurent trop vite. 

- Mon espoir était de finir dans le même bout de terre qu'elle et vous. Nous aurions composé un coin des athées, à nous trois.

- Je me demande si vous seriez qualifié pour cela. 

- Pourquoi pas? 

- Vous êtes trop tourmenté par votre manque de foi, Querry. Vous le triturez sans arrêt, comme un bobo dont vous voudriez vous débarrasser. Je me contente du mythe, vous pas... vous voudriez être croyant ou incroyant. 

- Quelqu'un appelle dehors, dit Querry. J'ai cru un moment que c'était mon nom. Mais quel que ce soit le nom que l'on crie, nous imaginons toujours que c'est le nôtre. Il ne s'en faut que d'une syllabe pour que ce soit le même. Nous rapportons tout à nous.

- Vous avez dû connaître une foi immense pour qu'elle vous manque à ce point. 

- J'ai avalé d'un trait tous leurs mythes, si vous appelez cela la foi. Ceci est mon corps, ceci est mon sang. Maintenant, lorsque je relis ce passage, son symbolisme m'apparaît très évident, mais comment espérer que de pauvres hommes habitués à manier leurs filets et leurs barques aient reconnu le symbole? Ce n'est qu'à mes moments de superstition que je me rappelle avoir renoncé au sacrement avant d'avoir renoncé à la foi et les prêtres y trouveraient sûrement un rapport. Je suppose que la foi est une sorte de vocation et que la plupart des hommes n'ont pas de place, en leur cerveau ou en leur coeur, pour deux vocations. Si nous croyons vraiment à quelque chose, nous n'avons pas le choix, n'est-ce pas? Il nous faut aller toujours plus loin. Autrement la vie, lentement, effrite et épuise la foi. Mon architecture était statique. On ne peut pas plus être un demi-croyant qu'un demi-architecte.

- Voulez-vous dire que même cette moitié, vous avez cessé de l'être?

- Sans doute ma vocation n'était-elle pas assez forte, dans un sens comme dans l'autre, et le genre de vie que j'ai mené a tué les deux. Il faut qu'une vocation soit très solide pour résister au succès. Le prêtre en vogue et l'architecte en vogue... leurs talents facilement tués par le dégoût.

- Le dégoût?  

- Le dégoût de la louange. Comme cela vous écoeure, docteur, à force de stupidité! Les mêmes gens qui détruisaient mes églises glorifiaient ensuite le plus bruyamment ce que j'avais construit. Les livres qu'ils écrivaient sur mes oeuvres, les pieuses intentions qu'ils m'attribuaient, suffisaient à me donner la nausée devant ma planche à dessin. Il aurait fallu plus de foi que je n'en avais pour résister à cela...

- La plupart des hommes semblent supporter le succès assez agréablement. Mais vous, vous êtes venu ici

- Je crois que je suis guéri d'à peu près tout, fût-ce du dégoût. J'ai été heureux ici...

Graham Greene, La saison des pluies (Laffont, 1960)

image: Léproserie - Nacopa / Mozambique (santegidio.org)

07:47 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

17/04/2012

Morceaux choisis - Katherine Pancol

Katherine Pancol

littérature; roman; morceaux choisis; livres 

Kay Bartholdi
Les Palmiers sauvages
Fécamp 

Le 5 mai 1998. 

J'ai le coeur brisé, Jonathan... Et je ne suis pas sûre que les morceaux se soient recollés. Parce que j'ai eu si mal, si mal que j'ai cru en mourir... Parce qu'un autre que moi, mon semblable, mon même sang, mon même souffle, ma même peau, mes mêmes cheveux, mes mêmes dents, mon même sourire, en est mort tout debout, lui. Parce que, je vous l'ai dit, je veux aimer la vie, malgré tout. 

Le soleil de printemps qui rebondit à mes pieds et me force à me lever... Les bains du petit matin quand la ville s'ébroue à peine. Les galets polis sur la plage que mes plantes de pied ont apprivoisés. Le bruit des vagues qui font chanter les galets quand elles se retirent. Ma peau toute salée que je lèche à grands coups de langue. Les fromages de Madame Marie. Les gâteaux de Monsieur Lainé. Les moules-frites de Laurent et Josepha. La présence tendre et bourrue de Nathalie. Les pinceaux blancs du phare, la nuit, ma seule compagnie.

Je chasse toutes les autres. Je les chasse tous. Je les désire, je les convoque, je me jette à leur cou, je leur fais des noeuds partout et... je les tranche. D'un seul coup. Sans avertissement. Ils durent ce que durent le désir physique, l'envie de frotter ma peau contre une autre, de se faire étreindre, entourer, fouiller, retourner... Comme le tracteur dans la terre... Ou plus doucement... Comme les lunettes cerclées embuées de tendresse. 

Je hais la douceur, la tendresse, la passion quand elles ne viennent pas de lui... De cet homme qui s'est éloigné, un beau matin, en bateau sur le port. Que j'ai regardé partir en serrant la main d'un autre dans ma main. Un autre qui aimait aussi cet homme plus que tout. Cet homme qui nous abandonnait. Pour qui? Pour quoi? Pourquoi, Jonathan? Pourquoi est-il parti? Je n'ai jamais compris.

Alors je préfère rester seule. Dans ma chambrette, face à la mer. Avec mes livres, les mouettes qui me raillent, le vent et la tempête. Ces compagnons-là me vont bien. Ils ne me demandent rien. Je ne leur donne rien. Un amour commence à exister quand chacun offre à l'autre le fond de ses pensées, les secrets les plus verrouillés. Sinon, ce n'est pas de l'amour, c'est de l'échange de peaux, de désir immédiat, et l'on se retrouve, détroussé, comme après le passage d'un cambrioleur. 

Gardez votre secret. Je garderai le mien. Souvenez-vous de la vieille femme et du curé, dans Maison des autres.* Les secrets ne sont pas faits pour être échangés avec des inconnus. Elle en est morte. 

Qu'est-ce que je sais de vous? Et vous voulez me raconter votre vie! Sans façon, Jonathan! Restons-en au rayon des livres, prudemment. Il y en a plein d'autres magnifiques qui ne nous déchireront pas les entrailles, qui nous berceront d'illusions, ou nous infuseront dans des douleurs plus tièdes, plus lointaines.

Pein d'autres qui nous feront voler très haut, loin de nos pourquoi.  

Si pouvoir - équivalait à vouloir -
Ténu serait - le Critère -
C'est l'ultime de la Parole -
Que l'impuissance à dire. 
Emily Dickinson

Je suis dans cette impuissance-là. 

Kay


Katherine Pancol, Un homme à distance (coll. Livre de Poche, 2004)

 

10/04/2012

Morceaux choisis - Louis-Ferdinand Céline

Louis-Ferdinand Céline

Louis-Ferdinand Céline.jpg

Je vous l'accorde, tout le monde peut reconnaître une fièvre, une toux, une colique, gros symptômes pour le vaste public... mais seuls les petits signes intéressent le clinicien... J'arrive à l'âge où sans être du tout naturaliste, le rappel des petites saloperies, mille et mille, analogues ou contradictoires, peut me faire encore réfléchir... à ce propos, il m'est assez souvent reproché de trop m'étendre sur mes malheurs, d'en faire état... Pouah! ne dirait-on pas le drôle qu'il est le seul à avoir eu certains ennuis, le fat!... corniguedouille! oui et non!... combien je reçois de lettres d'insultes tous les jours? sept à huit... et de lettres de folle admiration?... presque autant... ai-je demandé à rien recevoir? que non! jamais!... anarchiste suis, été, demeure, et me fous bien des opinions!... bien sûr que je ne suis pas le seul aux certains ennuis! mais les autres qu'en ont-ils fait de leurs certains ennuis? Ils s'en sont servis à me salir, au moins autant que ceux d'en face!... ennemis soi-disant... à la noce! 

Il se lamente!... tudieu, vous dis, c'est pas fini! le mur des lamentations est plus solide que jamais! deux mille années!... admirez!... la muraille de Chine bien plus vieille!... et que le jour où elle s'abattra vous serez tous dessous, poudre de briques...

Louis-Ferdinand Céline, Nord (coll. Folio/Gallimard, 1997)